Les Aventures du Prince Tyanès

Dernière pièce insérée au sein du tome II des Nouvelles nouvelles, “Les Aventures du Prince Tyanès” est un bref récit qui donne l’occasion à Donneau de Visé de refléter le débat contemporain opposant “nouvelle” et “roman”. L’histoire, fondée sur des faits véritables, se déroule dans l’univers hispano-mauresque, particulièrement à la mode au début des années 1660.

Miroir d’un débat naissant

Les débats que suscite la transition du roman vers la nouvelle depuis le début des années 1660 laissent plusieurs traces écrites, dont “Les Aventures du Prince Tyanès” constituent un cas relativement élaboré.

Donneau de Visé se sert de ce bref récit comme l’exemple d’une histoire courte qui se suffit à elle-même, mais qui pourrait également servir de matière de base à un roman (“j’ai lu dans divers romans des choses fort approchantes de ce que je vous vais apprendre”, t. II, p. 287). A la suite de la lecture, Clorante propose d’augmenter cette courte narration de “mille incidents extraordinaires” (t. II, p. 298). Cette inflation constitue l’un des traits caractéristiques de la satire anti-romanesque contemporaine, qui s’exprime notamment et à plusieurs reprises dans le Roman bourgeois (1666) de Furetière :

Il ne tiendrait qu’à moi [l’auteur] de faire ici une héroïne qu’on enlèverait autant de fois que je voudrais faire de volumes.
(t. I, p. 46)

Face à Clorante, Lisimon prend le parti de la nouvelle en invoquant certains arguments courants du débat : efficacité de la narration et vraisemblance. Sorel, qui établit une catégorie nommée “romans vraisemblables et des nouvelles” dans sa Bibliothèque française (1664), note l’importance grandissante de cette dernière caractéristique :

On n’a pas été satisfait pour cette seule invention du roman : plusieurs ont jugé qu’il y avait là encore quelque chose d’incroyable […] On commençait aussi de connaître ce que c’était des choses vraisemblables, par de petites narrations dont la mode vint, qui s’appelaient des nouvelles. (p. 159-160)

Quelques années plus tard, Donneau de Visé dans la préface de ses Nouvelles galantes, comiques et tragiques (1669) discutera d’un enjeu similaire dans des termes qui rappellent à bien des endroits ceux dont font usage les nouvellistes lors du débat qu’ils mènent autour de l’”Histoire du Prince Tyanès” :

Comme je suis fidèle historien, je n’ai point voulu toucher aux incidents que j’ai trouvés de cette nature, encore qu’en bien des endroits j’eusse pu, par deux ou trois mots seulement, rendre des aventures plus vraisemblables. Je pourrais donner à peu près les mêmes raisons à ceux qui trouveront quelques-unes de mes nouvelles trop courtes et leur dire que je n’ai rien voulu ajouter à la vérité. Mais ce n’est pas ce qui m’a empêché de les pousser plus loin. J’aurais pu de mes trois tomes en faire plus de vingt, sans ajouter aucun incident, s’il n’avait été question que de faire de grands raisonnements et de longues conversations, mais je vois tous les jours tant de gens passer par-dessus et laisser de bonnes choses pour vouloir suivre le fil de l’histoire que j’ai cru devoir travailler selon le goût du lecteur. C’est pourquoi je ne me suis guère échappé à dire de ces sortes de choses, qui dans les romans ne plaisent pas même à ceux qui les trouvent belles […] (Préface)

Un exemple particulièrement bien choisi

Le choix d’un récit qui se déroule entre Alger et Madrid s’intègre parfaitement à l’actualité politique et littéraire du début des années 1660.

Les interventions françaises lancées entre 1661 et 1665 contre les pirates de la Méditerranée, et particulièrement contre le gouvernement de Tunis, suscitent nombre de correspondances et de récits de voyage qui fascinent la cour. En outre, le retour en France d’esclaves chrétiens affranchis donnent lieu à d’importantes festivités, et le récits de leurs captivité, tels que la Relation d’un captif en terre barbare d’Emanuel d’Aranda réédité en 1662, suscitent un intérêt certain pour le monde mauresque et les épisodes de conversion (voir à ce sujet l'article de Didier Course, « “En danger de perdre leur foy” : conversions en terre d'islam »).

Par ailleurs, du point de vue littéraire, au moins trois ouvrages récemment publiés sont situés dans l’univers hispano-mauresque auquel se rattachent Les ”Aventures du prince Tyanès” : Alcidamie, de Mlle Desjardins (1661), Don Garcie de Navarre de Molière et surtout, Almahide, dernier grand roman des Scudéry. Ce dernier, publié de 1660 à 1663 a mis l’univers mauresque à la mode (preuve en est, notamment, l’usage qu’en fait Molière). Mais en 1663, l’ouvrage ne semble plus connaître un succès suffisant, et sa publication est interrompue : l’échec est significatif de l’évolution en cours. En choisissant le même univers pour exemplifier le débat roman-nouvelle, Donneau de Visé s’inscrit ainsi dans une actualité littéraire immédiate, et offre un exemple de ce qui, désormais, plaît au public.

Une histoire vraie

“Les Aventures du Prince Tyanès” reprennent presque sans altération une histoire véritablement advenue, celle du prince de Tunis, Mahamet Chelebi, converti au catholicisme sous le nom de Don Philippe, puis retourné à Tunis et converti à nouveau à l’islam. Les principales différences entre la version qu’on trouve dans Les Nouvelles Nouvelles et l’histoire documentée consistent à rendre le prince originaire d’Alger plutôt que de Tunis, à modifier son nom, et à gommer les aspects problématiques de l'histoire, pour en faire une nouvelle qui plaît. [lire l'histoire réelle] L’histoire qui suit reprend et résume les données contenues dans l’article le plus complet consacré à ce jour à Don Philippe : Matthieu Bonnery, "Un homme entre deux mondes : la vie mouvementée de Don Philippe d'Afrique, prince de Tunis (1627-1686)", Tiempos Modernos, 8, mai-septembre 2003, p. 13-17).

Don Philippe d'Afrique, prince de Tunis, semble être né en 1627. Il est Mahamet Chelebi, fils aîné de dey Ahmad Khûja, qui a exercé sa fonction de 1640 à 1647 sous le règne d’Hammuda bey Murad. Le jeune garçon a été catéchisé à l’âge de 16 ans par un lazariste, Julien Guérin. En 1645, il montre pour la première fois son caractère frondeur en épousant en secret une esclave chrétienne, mais son père, musulman rigide, qui pense à l’avenir, le marie à la fille du Pacha de Tunis.

C’est sans doute à ce moment que le fils choisit de s’exiler. Mahamet Chelebi dit vouloir enfin vivre en chrétien et, pour organiser sa fuite, il rencontre Giuseppe Bartolla, un renégat de Trapani qui, lui aussi, veut revenir à sa première religion. Finalement, ils prennent la mer sur une petite embarcation en compagnie de huit soldats turcs, au motif de partir en course. La chiourme est composée de quelques ecclésiastiques, de renégats et d’esclaves chrétiens. Arrivés à bonne distance de la côte tunisienne, les fuyards jettent les Maures à la mer, mais essuient par la suite une tempête qui les oblige à renoncer à Malte (but projeté de leur fuite) pour se réfugier dans le port sicilien de Mazara. Quelque temps après, le jeune prince est baptisé dans la cathédrale de Palerme et prend le nom d’Innocent- Philippe-Pierre-Ferdinand-Ignace. Le marquis de Los Velez, vice-roi de Sicile, et son épouse lui servent de parrain et marraine et subviennent à ses besoins.

Après son baptême, Don Philippe se rend à Naples, puis à Rome où il est reçu en personne par le pape, avant de passer en Espagne. Dans le même temps, il use de toutes ses connaissances pour tenter (sans succès) d’être fait chevalier de l’Ordre de Malte. Il obtient en revanche de Philippe IV l’habit de Saint-Jacques. Par la suite, il épouse une Espagnole, séjourne à Cadix, puis se fixe à Malaga où il mène une vie de débauché. Malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à se faire reconnaître prince de Tunis et à retirer honneurs et rentes qui découlent de ce titre. C’est vraisemblablement ce qui le pousse, au final, à retourner en Tunisie ; de complicité avec un capitaine anglais, Don Philippe, qui en a assez de l’Espagne où beaucoup de gens le soupçonnent et où la pension qu’on fait servir lui paraît insuffisante, s’embarque avec sa femme, sa belle-mère, son confesseur et ses domestiques soi-disant pour le Levant, mais en réalité pour Tunis et vient jeter l’ancre à La Goulette. (Dans les courriers postérieurs le prince affirmera toujours qu’il a été ramené en Afrique du Nord par la trahison d’un capitaine anglais à la solde de sa mère).

Redevenu musulman, pardonné par le successeur de son père (qui est mort entre temps), Philipe - redevenu Mahamet - part en course sur les galères de Bizerte, mais conspire avec les Espagnols pour prendre le pouvoir. Ses plans découverts, il est contraint à un exil de deux ans, durant lesquels il se rend à La Mecque et dans d’autres territoires de l’empire ottoman. Cet ostracisme est courant mais, une fois encore, Don Philippe le maquille en un voyage destiné à obtenir des informations sur les intentions turques et un moyen de ne pas éveiller les soupçons quant à l’absence d’un de ses espions envoyé plaider sa cause à Madrid. Finalement, il regagne Tunis en 1659 et, devant le peu d’intérêt que sa proposition suscite du coté espagnol, se décide à tenter d’intéresser Louis XIV à sa cause. Il correspond aussi avec le Pape et, tout en implorant son pardon, lui demande d’intervenir en sa faveur auprès du Roi-Soleil par l’intermédiaire de son nonce en France. Il lui fait également toutes sortes de propositions destinées à faire de Tunis un royaume chrétien qui serait, bien évidemment, dirigé par Don Philippe.

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Si les aventures de Mahamet Celebi datent de 1646, leur actualité, à l’époque des Nouvelles Nouvelles, s’explique par le retour aux affaires, dès 1659, de Don Philippe en Tunisie qui, à cette occasion, cherche à obtenir un soutien politique catholique en Espagne, en Italie et en France. Dès lors, les récits de plusieurs agents et voyageurs français, dont Blaise de Bricard, Michel Thévénot, et de nombreux autres, selon les Mémoires du chevalier d'Arvieux, rapportent et font circuler l’histoire de ce prince à la cour au début des années 1660. Donneau de Visé tire sa version récit d’une source orale ou écrite qui provient de ses fréquentations mondaines. C’est ainsi que le dépeint Guéret dans sa Promenade de Saint-Cloud, au sujet des Nouvelles galantes, comiques et tragiques (1669) :

- Il n'y a pas même mis son nom, et il n'a pas voulu s'engager dans leur mauvaise fortune.
- Il a eu raison, dit Cléante, car elles ne sont pas de lui, et il ne peut passer tout au plus que pour en être le compilateur. J'en nommerais bien quelqu'une qui vient immédiatement de moi, et j'y reconnais encore le même tour que j'y donnai dans une compagnie où il étoit.
- Apparemment, interrompis-je, cet homme ne va point sans tablettes. Mais je lui conseille une autre fois de se mieux servir de ses larcins, et de leur donner au moins un tour de sa façon.

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