La Querelle de la Sophonisbe

La “querelle de Sophonisbe”, dont Donneau de Visé est le principal protagoniste avec l’abbé d’Aubignac, évoque à plusieurs reprises la question des effets que produisent les beaux endroits sur le public, dans des termes qui rappellent l’attitude des nouvellistes face au sublime des pensées.

D’Aubignac, dans ses Remarques sur la Sophonisbe (1663), allègue pour preuve de l’ennui du public lors de la représentation de la pièce de Corneille (première le 12 janvier 1663) son manque de réaction : “j’observai que durant tout ce spectacle le théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et qu’en tout le reste il demeure froid et sans émotion ; car c’est une preuve infaillible que les affaires de la scène languissaient, le peuple est le premier juge de ces ouvrages.” (p. 2-3)

Pour défendre la Sophonisbe, Donneau de Visé avance le contraire en distinguant les réactions que suscitent l’intrigue de celles que provoquent les vers, autrement dit les pensées (selon la définition qu’en donnent les nouvellistes) et les beaux endroits :

«Vous ne vous expliquez pas assez intelligiblement, lorsque vous dites que quand vous fûtes voir Sophonisbe, vous remarquâtes que le théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois : vous devriez faire connaître de quoi vous entendez parler, et si c’est des vers ou du sujet, car, pour me servir de vos termes, il est constant que les vers en sont si forts, si beaux, qu’il font éclater plus de cent fois, c’est-à-dire, pour m’expliquer en termes plus clairs, qu’ils obligent les spectateurs à donner de visibles marques de leur admiration. »
(Défense de la Sophonisbe, p. 16)

Quant à l’auteur de la Lettre anonyme, il prétend que le public est tellement saisi d’admiration qu’il ne peut éclater qu’à quelques reprises seulement :

“et puis c’est une mauvaise conséquence pour bien juger des pièces de Corneille parce qu’elles ont ordinairement tant de beautés que les spectateurs sont sans cesse dans l’admiration et sentent une joie intérieure qui les retient dans un profond silence ; et s’il arrive qu’ils s’emportent quelquefois jusqu’à s’écrier, c’est autant pour donner relâche à leurs esprits que pour exprimer la satisfaction qu’ils en reçoivent. »
(Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, 1740, t. I, p. 196)

Dans sa Seconde Dissertation, dirigée contre Sertorius, d’Aubignac, en revanche, admet l’existence de vives réactions du public, mais les déplore aussitôt, parce qu’elles sont révélatrices d’une négligence de la composition générale et du faux brillant semé par Corneille :

“Mais ce n’est pas par cette règle que beaucoup de gens ont jugé des pièces de Mr Corneille, ils y ont trouvé quelque scène brillante par la grandeur des raisonnements ou par la véhémence des passions ; et sans rien examiner au-delà, on a voulu que tout le reste fût digne d’une pareille estime. Et quand on leur a découvert la faiblesse et le manquement des autres endroits, ils en ont bien été convaincu, mais ils ont voulu se défendre par un ‘qu’importe, nous ne laissons pas d’être contents lorsque nous entendons ces belles choses’ ”
(p. 39-40)

« Il est temps d’en venir aux deux beaux endroits de cette pièce que le peuple a tant estimés, et de les voir en tous sens. […] // J’attendais votre nom après ces qualités // A ce vers le Parterre éclate, et sans plus rien considérer on s’écrie partout que cette pièce est admirable. On devait se contenter de dire, voilà un bel endroit, mais pour un vers qui fait un assez beau jeu en suite de dix ou douze autres, il ne faut pas en faire passer dix-huit cents pour incomparables »
(p. 74)

Donneau de Visé réagit à cette critique en l’attribuant à la jalousie de d’Aubignac :

« Sertorius ayant fait une peinture avantageuse à Viriate de l’un de ses amants, lui nomme Perpenna, et cette reine lui répond : J’attendais votre nom après ces qualités. Vous avouez que le parterre éclate, et vous êtes au désespoir de ce qu’au lieu de dire, voilà un bel endroit ! il s’écrie voilà qui est admirable ! Cette remarque ne conclut rien contre le Sertorius, elle ne regarde que le peuple et fait voir seulement le dépit que vous ressentez lorsque l’on donne quelque louange à Monsieur de Corneille. »
(Défense du Sertorius, p. 73-74)

« Cette phrase [demander la main, donner la main, refuser la main] n’est pas même bien juste ni particulière pour cette signification, car l’union des mains exprime communément toutes sortes d’alliances et de sociétés dont elle est le symbole ordinaire, mais elle n’est employée si souvent que pour en composer une mauvaise pointe, tantôt avec la tête, tantôt avec le cœur, ou par quelque autre occasion, et faire écrier le parterre qui pense entendre quelque chose de bien fin, parce qu’il entend les paroles sur lesquelles est fondé ce mauvais jeu. » (p. 81)

D’Aubignac en vient ainsi à se contredire, puisqu’il renie la primauté du jugement du public convoquée dans sa Première Dissertation sur Sophonisbe, en lui opposant l’appréciation des connaisseurs :

“Cependant le parterre ne laisse pas d’éclater quand on croit avoir attrapé quelque antithèse ou quelque métaphore, et j’estime ces gens-là bienheureux de prendre tant de plaisir à des choses où d’autres un peu mieux instruits ne connaissent rien.”
(p. 83)

“Ce sont là de ces merveilles dont les habiles ont pitié quand le parterre s’écrie.”
(p. 91)

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